MBAM été automne 2020
André Seleanu (AICA)
Au cours de l’été 2020, Nathalie Bondil nous a offert un régal d’une exceptionnelle envergure comme dernier événement de son mandat de directrice du MBAM. Paris au temps du post-impressionnisme : Signac et les indépendants fut interrompu hélas le 1er octobre à cause des fermetures d’institutions imposées par la situation liée au virus COVID. J’ai eu la chance de visiter cette expo deux fois : rayons de soleil dans la morosité ambiante. L’événement était gigantesque, avec cinq cent œuvres, il dépassait en envergure les collections nationales d’art moderne de bien de pays d’Europe et ailleurs ; mais voilà qui reste frustrant : le nom du collectionneur de tant de trésors du patrimoine français et européen demeure secret.
Le point d’entrée au modernisme était le mouvement pointilliste développé par Paul Signac et des artistes de son entourage, dont Théo van Rysselberghe et Henri- Edmond Cross constituent des adhérents de marque. Le pointillisme s’avérait en fait être un prétexte dans ce déploiement de peinture et d’art graphique : d’autres éléments clé dans le dossier des origines des modernismes – œuvres souvent rares – soit des peintures de Berthe Morisot, d’Odilon Redon, des sculptures de Degas, contribuaient à la riche texture de l’occasion.
Signac a exploré les subtilités du divisionnisme avec des touches de pinceau qui varient de minuscules à d’assez grandes dimensions : il nous a gratifiés de paysages concourant à l’extase visuelle d’un chromatisme bien dosé dans ses couleurs primaires et complémentaires. Il faut remarquer qu’il n’y avait, hélas, qu’un seul paysage de Seurat dans tout cet étalage. C’était pourtant lui qui a mis au point la méthode pointilliste commencée par Camille Pissaro : toutefois, l’appareil explicatif ne lui rendait pas l’hommage mérité. Peu importe. Cette exposition possédait bien d’autres grâces.
À travers des œuvres d’amis peintres anarchistes de Pissaro (pas nécessairement des impressionnistes) nous pouvions comprendre un peu la vie de la classe ouvrière française des années 1880, et au tournant du vingtième siècle, et observer des vues de quartiers industriels de Paris. Le côté historique et sociologique de cette exposition était contenu dans des notes explicatives d’une grande pertinence liées à la souffrance causée par la révolution industrielle. On sort avec l’idée qu’à côté des régions romantiques et sauvages – des villages pittoresques prisés par les classes aisées – ainsi que par les peintres qui leur vendaient des œuvres, il existait un monde pollué, enfumé, crépusculaire – celui des ateliers et des usines – où l’on gagnait sa vie dans des conditions pénibles. Voilà une singularité de cette exposition qui suit une note majeure, esthétique, complémentée par une note sociale en tant que voix mineure.
Rien n’éveille mieux la mémoire de La Belle époque que ses affiches. Paris 1900 nous a offert une rare moisson d’affiches de spectacles, commerciales, littéraires, par les noms vénérés du genre : Mucha, Toulouse-Lautrec, Steinlein, et d’autres. Incontournables, il y avait les beautés lascives du Tchèque parisien Mucha avec leur courbes et chevelures éblouissantes et la richesse colorée des affiches. Sur un registre différent, une affiche signée Mucha pour des trains trans-européens marquant un début du tourisme haut-de-gamme – mais appréciable quand même – m’a frappé : y étaient inscrits plusieurs attraits du voyage en Hongrie, à ce moment-là rattachée à l’Empire austro-hongrois. Le pont de chaînes métalliques suspendues flanqué par des lions en pierre aux deux bouts – symbole de Budapest – ainsi que le château du Moyen Âge déployé en longueur de la ville de Hunedoara en Transylvanie, siège pendant des siècles de plusieurs rois hongrois, dont le fameux Mathias Corvin, comptaient parmi les croquis étonnamment modernes inclus par Mucha dans l’image.
Toulouse-Lautrec était présent dans l’expo avec une kyrielle de célèbres affiches lithographies dans une excellente condition qui accentuait leur luminosité. La clownesse danseuse La Goulue, son partenaire Valentin le désossé, quelques chats caricaturaux emblématiques de Lautrec, y étaient. Ce qui crée la force des affiches de Toulouse-Lautrec est leur vie intérieure : ligne et forme vivent, palpitent indépendamment du contenu. Cette vigueur constitue leur attrait constant et l’on revient avec intérêt à ces images d’innombrables fois. Steinlein, grand professionnel de la litho sans avoir le génie de Lautrec, illustre les ambiances des cafés-concerts, des music hall et bars parisiens, attachant témoignage d’une époque. J’ai appris qu’une loi française des années 1880 offrait des avantages fiscaux aux affichistes, ainsi favorisant la floraison de cette forme artistique.
Une rare sculpture de danseuse par Degas avec sa courte jupe en toile, d’une étonnante fraîcheur érotique, était de la présentation, ainsi qu’un également rare panneau en bois brun modelé et couvert de rouge et de vert par Gauguin, avec des motifs polynésiens en tant que figures mythiques. On sent l’énergie chamanique que ces croyances exerçaient sur l’artiste exilé à Tahiti, et par la suite aux Îles Marquises.
D’une grande rareté était un mur de dessins et gravures de Bonnard avec les combinaisons miraculeuses de verts, jaunes et rouges qui caractérisent la touche du maître nabi ou post-impressionniste. Scènes d’intérieur, images de Marthe, sa chère compagne, ainsi que paisibles vues de quartier parisien font partie du segment de l’événement voué à Bonnard. Ce sont des visions qui nous accompagneront pendant longtemps.
Vuillard, ami de Bonnard, et virtuose nabi lui-même était également présent avec un grand nombre de tableaux et œuvres gravées. Son style est apparenté à Bonnard – en fait les deux œuvres sont complémentaires : on ne peut plus penser à la première partie du vingtième siècle sans parcourir de l’œil intérieur les images de ces peintres, les réunir, les comparer entre elles et ensuite recommencer.
Henri-Edmond Cross s’avère être un pointilliste d’une grande finesse de la trempe de Signac. Dans cette exposition, il est représenté par un florilège de paysages méditerranéens et de la côte Atlantique, avec le savant mélange de couleurs assaisonnées de touches blanches qui éveillent une grande joie.
Une importante révélation de Paris 1900 a été la gravure du Suisse Félix Vallotton. Elle est divisée en deux parties : œuvres à caractère urbain et social et chroniques de la Première guerre mondiale. Vallotton étudie, explore les contrastes des formes noires et des sections blanches : quasiment une topologie géométrique des formes – grande richesse du dialogue et enchevêtrements entre zones vides et pleines – il nous invite à parcourir la ligne dont les méandres, les enfourchures, sont inépuisables. Cependant, c’est aussi un grand artiste engagé à gauche : voilà une surprise. Il prend parti pour le petit peuple contre les autorités et la police. Journaliste et esthète qui prend le pouls du peuple parisien, Vallotton expose les « bavures » policières contre des manifestants. Mais dans C’est la guerre! Vallotton, qui avait monté au front, dénonce le carnage dantesque de Verdun pendant les années 14-18 avec sa verve habituelle. Les barbelés, la chair sanglante, étouffée et suspendue dans le fil métallique n’a jamais trouvé un témoin plastique plus éloquent. Les champs de croix à perte de vue haussées après les carnages insensés n’ont jamais trouvé un observateur plus lucide.
Autre découverte : un grand nombre de tableaux et estampes d’Odilon Redon, le maître symboliste. Redon a clairement approfondi les Caprices de Goya : la même joie dans la contradiction, la même appréciation du registre lugubre ou grotesque. Le noir règne en seigneur. Mais la maîtrise des médiums est telle que le plaisir de l’œil n’en est que plus grand. Les scènes semblent être de sorcellerie, cependant le sorcier est Redon qui sait attiser la jubilation du regardeur. Je ne sais quels relents assez sinistres de maçonnerie et mystère deviennent des leçons de bon dessin et gravure. Odilon a sûrement été approfondi par des surréalistes de la trempe de Dali ou Tanguy. Cependant, à part le cas de Max Ernst, le devancier de Bordeaux les dépasse à tous les niveaux, que ce soit comme coloriste, créateur de formes ou artisan d’ambiances occultes. Je pourrais – j’aimerais – vivre à côté d’œuvres de Signac, Bonnard, Mucha, Vuillard, Cross, etc. Mais Redon, lui, sait susciter des rêves et émotions morbides et tout en l’admirant, il me fait peur quelque part.
Une salle entière était dédiée au dessin et à quelques gravures de Picasso et Braque. Surtout leur période cubiste était représentée. On a pu encore une fois constater que si Picasso change de style en passant par un moment néo-classique, l’engagement social par la suite, pour s’orienter vers un éclectisme pas mal centré sur la tauromachie dans ses dernières années, Braque reste fidèle à des voies tracées par le cubisme et sa finesse demeure entière.
Un autre moment fort est celui de l’œuvre d’Albert Marquet et d’Othon Frietz, qui suivent la ligne fauve. Fritez aime les couleurs fortes des maquis méditerranéens, alors que Marquet a la particularité d’étudier les brouillards hivernaux de Paris et de la Normandie. Il aime représenter des bateaux et péniches dans des paysages océaniques et fluviaux avec prédominance de gris, verts effacés, noirs et blancs vaporeux. Avec sa préférence nordique, il marque une claire différence par rapport aux autres fauves. Cependant, Marquet, qui a passé les années de la deuxième guerre a Alger, démontre qu’il peut être également amoureux du soleil nord-africain et ceci spécialement dans une image du jardin de la villa qu’il louait avec ses luxuriants palmiers et allées de fleurs.
L’artiste américain-allemand Lyonel Feiniger a une très notable présence. Ses toiles sont exposées en face de celles des fauves français et l’on découvre clairement en quoi l’expressionnisme allemand est différent du fauvisme. Les fauves cherchaient la beauté expressive du paysage, mais l’état d’âme du regardeur est peu important dans leurs images. La psychologie est celle du regard : c’est la vision et ses objets qui sont en jeu. L’expressionniste allemand en revanche exprime à travers des paysages naturels et urbains des états d’âme. La tristesse, l’anxiété transforment complètement la ligne et la couleur et produisent des effets troublants. Les églises et les rues de Feininger réussissent à traduire l’incertitude d’une crise économique à la faveur de bleus, de verts, de jaunes et de lignes chancelantes qui expriment la peur ou le vague à l’âme.
Une toile de Chagall d’une grande force traduit le sentiment tourbillonnant de l’amour et du désir sexuel sur une note fondamentale bleue foncée.
Malheureusement, à cause de la situation liée à la pandémie COVID, la couverture médiatique a été bien en dessous de ce que l’événement méritait.
J’aimerais terminer ce parcours avec une citation de Gauguin, qui était aussi un redoutable ciseleur de mots : « La couleur comme la musique est affaire de vibrations, elle touche ce qui est le plus général et le plus indéfinissable dans la nature : sa force intérieure. »