FRIDA KAHLO, DIEGO RIVERA ET LA MODERNITÉ MEXICAINE
AU MUSÉE NATIONAL DES BEAUX-ARTS DU QUÉBEC
Du 13 février au 7 septembre 2020
Par André Seleanu
Cette exposition n’était ni énorme, ni encyclopédique – en revanche elle était somptueuse. Serait-ce le raffinement ou l’élégance de la protagoniste Frida Kahlo qui m’a laissé une réminiscence remplie de lumière et d’un mystérieux enchantement? La somptuosité dérive aussi d’une époque où les personnalités se manifestaient au grand naturel dans leur profusion artistique et sensuelle.
Le couple Kahlo-Rivera jouèrent un rôle central dans une vie mondaine qui rassemblait à Mexico entre 1935 et 1950 une bohème internationale d’exilés- ou expatriés – ayant fui la menace et par la suite les horreurs du nazisme en Europe. Parmi les personnalités qui ont fréquenté le power couple mexicain on retrouvait à divers moments le poète surréaliste André Breton, le révolutionnaire bolchévique Trotsky, le peintre expressionniste allemand-mexicain Gunther Gerszo, Leonora Carrington, peintre anglaise et par la suite mexicaine … Les époux Rivera-Kahlo – en dépit des conflits persistants qui déchiraient le tandem – faisaient figure de bons-vivants mondains dont la compagnie était recherchée par les artistes et écrivains expatriés. Ces rencontres faisaient une contribution à une synthèse interculturelle entre le Mexique et l’Europe avec des participants tels que Gerszo, Remedios Varro, artiste hispano-mexicaine, Rufino Tamayo moderniste mexicain ouvert aux influences indigènes, etc.
Dans son univers le surréalisme européen cherche un compromis avec le réalisme magique latino-américain (terme ayant fait fortune que ans les années 60, car la réalité sous-jacente préexiste au terme) abondamment abreuvé par l’ambiance particulière du Mexique, imprégnée à chaque instant de lumière féérique. L’incomparable syncrétisme mexicain hante profondément l’œuvre de Kahlo et Rivera. Apparemment il s’agit d’un travail très différent dans le cas de chacun. Que peut-il y avoir en commun entre les formes subtiles et féminines de Kahlo et les grandes toiles aux images fortes et épanouies, aux couleurs éclatantes, de Rivera? La lumière méridionale en constitue un élément. Un autre est l’absorption harmonieuse d’influences nabies, expressionnistes, cubistes réunies dans leurs œuvres à des subtils emprunts thématiques et stylistiques d’origine autochtone mexicaine. Kahlo se met personnellement en scène entourée de plantes tropicales ou de singes exotiques. Elle possède le génie de la théâtralité, du geste passionné qui reste mondain. Ses œuvres contiennent un symbolisme multiple, cependant elles ne demandent pas de grand effort de lecture car l’esthétique attrayante nous rejoint facilement. Comme Dürer, Kahlo réalise des peintures d’elle-même au long de sa vie. Elle maîtrise dessin, gravure, techniques mixtes. Une missive de l’artiste adressée à Rivera devient médium pour des calligraphies raffinées avec des palimpsestes mises en exergue par des fantaisies chromatiques. L’écriture énergique et douce se déploie dans un arc-en-ciel de couleurs.
Rivera est toujours monumental sans être bombastique dans ses portraits, ses nombreuse images de fleurs, ou dans ses scènes de la vie populaire des bourgades mexicaines. On retient les rouges, les verts, les nuances de jaune qui retentissent comme des musiques lancées par les rayons du soleil de Mexico. Les orchidées immenses de ce pays se dressent tels des épées vertes ayant le don de hypnotiser. Le blanc des robes féminines révèle une élégance rayonnante. Le réalisme du style à un premier regard est nuancé par un éventail d’influences modernistes qui ponctuent et élucident les œuvres.
Frida Kahlo possède le don du spectacle au plus haut degré. Serait-ce parce que son père, Guillermo Kahlo, était un photographe couru de la société mondaine de Mexico? Frida possède une vaste collection de costumes folkloriques à saveur ethnographique et sur des notes indigènes : elle aime poser dans ces tenues pour le photographe Manuel Álvarez Bravo, figure centrale de la photo mexicaine du vingtième siècle. En fait, c’est de ce qu’on appelle une performance qu’il s’agit et Kahlo est précurseure de l’artiste star comme héroïne de son propre roman et du théâtre qu’elle s’amuse à monter. Ces photos sont une révélation : elles exercent une fascination presque aussi grande que le travail de Kahlo comme peintre.
L’exposition nous présente quelques toiles des grands de l’art mexicain : Orozco, Tamayo, Siqueiros… qui ont des amitiés avec le couple Rivera-Kahlo. Je me suis particulièrement attardé sur une toile de Gunther Gerszo intitulée Essence : analyse d’une muraille sous le soleil calcinant du midi à tendance cubiste et expressionniste. C’est un tour de force de nuances chromatiques et de textures, preuve exemplaire de l’identification phénoménologique – contemplative – du peintre avec l’objet représenté par le pinceau et la spatule.
La collection de tableaux, dessins, gravures, photos… présentée à Québec est la propriété des successeurs du couple Jacques et Natasha Gelman. Jacques Gelman, Juif russe né à Saint-Petersbourg, arrivait au Mexique au cours des années 30. Collectionneur passionné, il était principalement imprésario et producteur de cinéma. Il lança Cantiflas, le célèbre comique du cinéma mexicain, un Charlot hispanophone, qui délecte des générations de cinéphiles latino-américains. La présentation de la collection Gelman révèle un aspect essentiel de la modernité du vingtième siècle : la fertile rencontre d’une pléiade d’artistes européens exilés et du milieu artistique mexicain réuni autour du couple Kahlo-Rivera.